Le mythe du remplacement

Je vois régulièrement passer des messages de ce type : « Tu fais de la stratégie ? Avec l'IA qui arrive, tu vas vite te retrouver au chômage ! »

Là, je vous soumets un message que j'ai lu et qui traite de la stratégie, mais j'ai vu passer la même chose pour le marketing par exemple.

Voilà parmi les absurdités les plus caricaturales que j'ai entendues ces dernières années.

Ce genre d'argumentation, qui s'inscrit dans les logiques à l'emporte-pièce du type « l'IA va détruire 80 % des métiers », se démonte rapidement.

Encore faut-il écouter les arguments.

Alors oui, c'est incontestable, l'IA excelle dans certains domaines.

Mais dans d'autres, elle ferait mieux de rester au placard.

Les échecs, le go, ce sont des mondes finis, parfaitement calculables. Ça se code, on en fait 42 millions de parties simulées, et hop, l'IA balaye tout.

La stratégie, en revanche, ce n'est pas un jeu fini. C'est du chaos, le reflet de la versatilité humaine, de l'imprévu, du flou, de l'incertain.

Et dans ce domaine, l'IA est encore largement incompétente.

1. L'IA est super puissante, mais dans des contextes spécifiques

Là où l'IA s'exprime le mieux, ce sont dans des mondes finis. Le langage par exemple, ou le go et les échecs.

Aux échecs, dans chaque situation, il y a un nombre limité de coups possibles, des règles immuables et un avenir proche prévisible. L'IA analyse, elle calcule, elle gagne.

C'est de la rationalité à l'état pur.

C'est de la haute volée de calcul, c'est beau, ça impressionne.

Et quand on cumule les processeurs, on peut toujours aller plus vite.

Mais il ne faut pas croire que sa force dans un monde fini se transpose à tout.

Quand il est possible de cartographier l'environnement et les opportunités, l'IA est performante, mais ce n'est pas la norme.

La vie est différente. Elle est complexe, imprévisible, elle change constamment.

2. La rationalité n'est pas tout

Lorsque l'on construit une stratégie, on n'est pas sur un échiquier.

Tout est possible, tout peut arriver, et les perceptions sont cruciales.

C'est un écosystème interindividuel, composé de gens différents qui prennent des décisions sur d'autres bases que la rationalité : sur les impressions, les envies, les impulsions et les désirs.

Les gens agissent sur la base de leurs émotions, leurs histoires, leurs peurs.

C'est du non-linéaire, et toute stratégie est affectée par plusieurs éléments :

- La versatilité de l'audience qui change constamment

- La réaction aux mouvements des concurrents

- Les variations infinies de l'environnement

Tout est en mouvement constamment.

L'IA réduit tout à des modèles mathématiques, mais la réalité et la complexité des comportements humains échappent à cela.

3. La stratégie n'est que failles

C'est justement dans les failles, les incertitudes, les flous, ces zones grises où l'analyse seule ne suffit pas, que la stratégie prend tout son sens.

Et c'est là que l'analyste, ou le stratège, interviennent. Pas une IA, pas un modèle prédictif, pas un chatbot.

Car la stratégie, ce sont :

- Des contextes qui changent sans prévenir.

Une stratégie doit souvent être ajustée en temps réel : changement de direction politique, évolution culturelle, crise économique. L'IA est bonne avec des jeux de données cohérents. Pas avec un patron qui engage des ressources sur une intuition.

- Les enjeux sont rarement explicites, et les objectifs souvent délicats à formuler.

- Les relations humaines sont des jeux d'influence, d'ego, de politique.

La formulation de la stratégie, c'est aussi le fait de naviguer entre les alliances internes et les rivalités, les « je veux mais je ne peux pas ».

Ce n'est pas une modélisation, et pas requêtable dans un prompt.

La stratégie, ce n'est pas un tableau Excel, c'est un équilibre entre des paramètres que l'on cherche à deviner.

C'est lire la salle, sentir le bon moment, changer de ton, hisser la grand-voile ou convaincre une personne clé, garder une option ouverte.

Et ce sont là des compétences que l'IA n'a tout simplement pas.

Alors attention, elle n'est pas inutile.

Elle peut aider, oui :

- Repérer des signaux faibles dans les données

- Identifier des patterns impalpables

- Mettre le doigt sur de l'intangible, le rendant actionnable

- Générer des hypothèses ou des scénarios

- Optimiser un tunnel ou automatiser une séquence

Mais c'est le stratège qui décide ce qu'il fait du signal.

4. Les pigeons roucoulent, pas le stratège

Ceux qui pensent que la stratégie est obsolète sont soit :

- Ceux qui n'ont jamais eu à gérer un problème de compétence, un ego surdimensionné ou un deal imprévu

- Ceux qui croient qu'un prompt permet de résumer en quelques mots une stratégie complexe - Ou ceux qui pensent que la complexité ne doit pas être adressée et que nous vivons dans un monde simple

L'IA, c'est tellement plus utile entre les mains d'un stratège aguerri.

Cessons de croire au fantasme du « remplacement total ».

En résumé :

L'IA est formidable quand tout est défini et fini.

La stratégie est un processus en terrain mouvant, avec des contextes humains qui génèrent de l'imprévu.

L'IA n'est pas prête pour ce chaos, alors qu'il est notre quotidien.

Arrêtons de dramatiser.

L'IA ne remplacera pas la stratégie de sitôt.

Et ces enjeux putaclic camouflent le véritable enjeu : comment tirer véritablement parti de l'IA dans nos mains humaines, pas l'inverse.